La trilogie du Nummulitique structure largement le paysage de Méailles : la couverture de grès d’Annot qui coiffe la série résiste bien à l’érosion et a permis de préserver des zones d’altitude qui forment aujourd’hui les différents sommets du massif ; en revanche, là où l’érosion a ôté cette toiture de grès, les eaux de pluie n’ont pas eu de difficultés à raviner le niveau de marnes bleu-gris, épais de plusieurs centaines de mètres, en roubines : des pentes relativement douces aux formes émoussées, aux surfaces ravinées et peu végétalisées. Ces roubines caractéristiques se voient très bien au nord-est du plateau où elles forment une partie du versant de la tête du Ruch, dont le sommet est toujours armé par la couverture de grès d’Annot. C’est l’aplanissement de ces roubines qui a formé en avant-plan le plateau fertile de Méailles, et, plus frontalement encore, leur érosion totale qui a dégagé localement la corniche de calcaires à Nummulites où est édifié le village.
Les eaux de pluie ne s’infiltrent guère dans les grès et ruissellent sur les marnes, en grande partie constituées d’argile ; en revanche, les calcaires à Nummulites, beaucoup plus purs, sont sujets comme tous les calcaires à la corrosion et la dissolution par les eaux de pluie ; aussi, lorsque les ruissellements les atteignent, l’eau s’infiltre dans toutes les fractures qu’elle élargit rapidement.
Ainsi, les précipitations collectées sur l’ensemble de la trilogie s’écoulent sur les surfaces imperméables, mais l’eau finit toujours par rencontrer le calcaire à Nummulites à travers lequel elle s’infiltre et qu’elle traverse verticalement. Au bout d’une vingtaine de mètres, l’eau rencontre les marno-calcaires crétacés sous-jacents: les niveaux argileux rendent cette formation relativement imperméable, et l’eau devenue souterraine n’a alors pas d’autre choix que de se frayer un chemin entre le calcaire et les marno-calcaires jusqu’à ce qu’elle trouve une sortie à l’air libre à la faveur d’un versant. C’est pourquoi à Méailles des sources jaillissent au contact de ces deux niveaux géologiques, comme par exemple la source de la Maouna.
Et ces sources modèlent elles aussi le paysage de Méailles : les marno-calcaires au toit desquels elles jaillissent, relativement hétérogènes et fragiles, sont progressivement désagrégés et déblayés sous la corniche de calcaire à Nummulites ; sapée à la base, la corniche finit par se disloquer et s’effondrer en grands pans. Les blocs sont évacués par l’érosion, et le processus de sape peut continuer : peu à peu, la source échancre la corniche de calcaire, et forme ce que les géographes appellent une « reculée karstique », dite parfois « jurassienne ». Ce phénomène est bien visible au nord du village, au niveau de la Maouna.
Mais il est aussi une partie du paysage de Méailles, étonnante, mystérieuse, que n’éclaire pas la lumière du jour : il faut pour la découvrir s’enfoncer au coeur du massif...
Les grottes
Creusées par la circulation des eaux souterraines, ces grottes se développent par conséquent, comme on l’a vu précédemment, au contact entre les marno-calcaires crétacés et les calcaires à Nummulites. Plusieurs s’ouvrent non loin du village, en particulier les grottes du Perthus qui ont été habitées dès le Néolithique et dont l’une fut fortifiée à l’époque médiévale. Mais la plus vaste et la plus connue des grottes de Méailles se situe à une heure et demie de marche du village, au pied de la barre de calcaire nummulitique dite « du Cul de Boeuf ».
À cet endroit du massif, durant ces vingt derniers millions d’années, la surrection des Alpes a doucement incliné la couverture sédimentaire d’une vingtaine de degrés vers le sud-est ; puis la Vaïre a creusé sa vallée, incisant profondément les séries tertiaire et crétacée, de sorte qu’elle coule aujourd’hui une centaine de mètres en contrebas de la barre de calcaire nummulitique du Cul de Boeuf. Mais, avant l’encaissement de la Vaïre, il fut un temps où l’eau des pluies ruisselait librement sur la surface de marnes aujourd’hui disparue, puis rencontrait le calcaire nummulitique où elle s’infiltrait en profitant des fissures qu’elle élargit comme on l’a vu supra ; puis les eaux circulaient dans le massif à l’interface avec les marno-calcaires crétacés, guidée par la pente de la couche géologique et en élargissant progressivement son cheminement. La grotte du Cul de Boeuf, généralement appelée tout simplement grotte de Méailles, est, parmi ces cheminements élargis, le plus vaste…
Elle se présente comme une galerie relativement vaste, régulièrement déclive, longue d’environ 300 m et atteignant doucement une profondeur de plus de 100 m sous le niveau de l’entrée. La partie inférieure de la galerie est creusée dans les marno-calcaires du crétacé, tandis que le plafond, souvent quasiment plan, montre la surface inférieure des calcaires à Nummulites. Tout le long de la galerie, on distingue au plafond la fissure que, jadis, les eaux ont exploitée et élargie. Ce processus de creusement de grotte est loin d’être fréquent, et la grotte de Méailles a servi de modèle aux géomorphologues Philippe Audra et Jean-Yves Bigot pour le définir : il s’agit des grottes dites « de contact ». Les exemples sont rares en France où les creusements dits « de type alpin » prédominent largement.
La grotte de Méailles possède un intérêt esthétique indéniable, particulièrement en saison humide où, dès quelques dizaines de mètres de l’entrée, l’eau infiltrée à travers le calcaire sus-jacent percole le long de myriades de stalactites, s’écoule sur le sol, nourrissant de larges coulées de calcaire, remplissant d’une eau limpide de grands bassins appelés gours, cascadant les uns dans les autres… Puis les ruissellements aboutissent dans un lac souterrain qui stoppe la progression du visiteur. L’eau continue alors, loin des regards, son parcours souterrain entre marno-calcaires crétacés et calcaire nummulitique, dans des conduits noyés impénétrables à l’homme… Jusqu’à la source de la Maouna, sous le village, où, toujours contrainte entre les marno-calcaires et les calcaires comme on l’a vu cidessus, elle revient au jour.
Mais l’intérêt majeur de la grotte de Méailles est qu’elle permet de « visiter » l’instant (à l’échelle géologique des temps…) où la mer du Nummulitique est venue submerger à nouveau la région. En effet, les infiltrations d’eau qui l’ont creusée ont érodé le plancher de marno-calcaires crétacés, et ont préservé la couverture nummulitique, qui forme aujourd’hui le plafond de la galerie ; et ce plafond est constitué sur la quasi-totalité de la galerie par un conglomérat de galets cimentés tout à fait insolite dans une grotte, et qui raconte l’histoire de la transgression nummulitique.
Il y a cinquante millions d’années environ, au début d’une période géologique appelée Éocène, la région qui était émergée depuis plusieurs dizaines de millions d’années commence à s’affaisser ; la ligne de rivage de la mer éocène se déplace progressivement et lentement la région s’ennoie.
Lorsque la ligne de rivage atteint la région de Méailles, il s’y crée tout d’abord une lagune littorale où les fleuves côtiers d’alors viennent déverser leur charge sédimentaire classique : des sables et des galets, englobant parfois des végétaux arrachés par les rivières lors des crues. Ce sont ces sables et galets, déversés sur les vieux marno-calcaires qui pendant quarante millions d’années avaient connu la lumière du soleil, que l’on voit aujourd’hui au plafond de la grotte de Méailles.
Or, au plafond de la grotte de Méailles, l’observateur averti ne voit pas que des galets… Vers le fond de la galerie, on distingue de grandes traces ochracées qui ressemblent à des troncs de végétaux, comportant des nodosités régulières ; d’autres ressemblent à des feuilles longues et effilées : ces végétaux fossiles, déposés il y a quarante millions d’années par un fleuve oublié au bord d’une mer disparue, ce sont des bambous... Certains tronçons de bambou font plus de deux mètres de long, pour une section de l’ordre de dix centimètres. À l’Éocène en effet, le climat mondial était plus chaud que l’actuel, avec des caractéristiques de type tropical en Europe occidentale ; ces stipes de bambou géant marquent parfaitement le type de milieu qui existait à Méailles à l’Éocène, lorsque ni les Alpes ni la Méditerranée (ni naturellement l’Homme !) n’existaient…
Ces fossiles sont exceptionnels en grotte, et naturellement ils justifient le plus grand respect et la plus grande protection.
La visite de la grotte de Méailles n’est pas considérée comme difficile par les spéléologues, qui connaissent et maîtrisent parfaitement la progression en milieu souterrain ; mais pour le simple randonneur, elle doit être considérée comme périlleuse, en raison des surfaces particulièrement glissantes, et des passages nécessitant de petites escalades où la glissade peut avoir des conséquences bien plus sérieuses que la chute dans un bassin rempli d’eau glacée. En outre, évoluer sur un terrain accidenté dans le noir, pour le néophyte, est bien plus problématique qu’il n’y paraît, et nombre de promeneurs mal équipés en luminaire ont cherché un bon moment la sortie dans cette galerie bien plus vaste et bien plus ramifiée à la remontée qu’on ne le voit à la descente… Ne mésestimez pas les difficultés que présente cette cavité, et en tout cas respectez ses superbes formations naturelles, stalactites et gours, et naturellement ses vestiges d’ères géologiques révolues.